ELLADA,
agapi mou
par ETIENNE ROLAND, Ancien directeur de l'Ecole française
d'Athènes, professeur émérite d'archéologie grecque, Paris I Panthéon-Sorbonne
16.11.11 Le Monde
Ellada, agapi mou,
je me sens profondément
humilié dans mon philhellénisme quand un journal ose titrer que la Grèce est un
« pays peut-être moins “européen” qu'il n'y paraît » et que le contenu de cet
article est un mauvais résumé d'une histoire que les auteurs n'ont pas vécue ;
je suis humilié comme Français que des compatriotes fassent si mal de l'histoire
et nourrissent le mythe du Grec menteur et « poniro »s.
Je ne reviendrai que sur quelques points. Si la Grèce n'est pas un pays
européen, qui mérite ce titre ? Le barbare germain ou la perfide Albion à laquelle son plus grand poète, Byron, reprochait déjà de
piller le pays d'Homère ? Plus Européenne l'Angleterre qui ne veut d'aucune
solidarité européenne et surtout pas de celles qui lui coûteraient de l'argent
? N'est-ce pas elle qui a ramené en Grèce l'armée et le roi, à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, déclenchant un cataclysme que le pays allait payer
très cher, pays qui peut pourtant se targuer de la résistance la plus
exemplaire face à l'occupant nazi. Il n'y a pas si longtemps qu'est née l'idée
d'Europe et je doute que l'on puisse distribuer des brevets d'européanisme.
L'idée comme son contenu géographique est à construire et n'est pas une donnée
intangible. V. Giscard d'Estaing a fait rentrer la Grèce en Europe parce que,
dit-il, la démocratie et la culture venaient de ce pays. Soit, même s'il y aurait
beaucoup à dire sur cette démocratie athénienne, esclavagiste et
impérialiste... Mais l'accent est mal mis, car le problème n'est pas de savoir
où est née la démocratie, le problème est de reconnaître que la culture
grecque, disons gréco-romaine, est le seul ciment commun dans une histoire
faite de rivalités et de guerres mondiales. Cette fameuse culture grecque a
nourri la Renaissance, les lettres comme les arts, nos classiques du XVIIe s.
et a fécondé les élites du XVIIIe s qui ont bouleversé le monde. Le XIXe s. a
joué un rôle fondamental dans la diffusion des arts et des lettres grecques
engendrant un courant « néo-classique » que l'on retrouve à Edimbourg,- qui en
fut l'un des centres et où l'on voulut construire un Parthénon - , mais aussi à Ratisbonne, où le Walhala,
célébrant la victoire des Allemands sur les troupes napoléoniennes, est une
réplique d'un temple grec. L'art contemporain à partir de 1900 s'est construit
en réaction contre le « classicisme » et l'on ne peut que s'en réjouir, car la
leçon de l'art grec était celle de la concurrence et de la liberté. La culture
de nos élites s'est modernisée et le latin, comme le grec, ne sont plus que
marginalement enseignés dans nos écoles. Loin de moi l'idée de vouloir en
refaire la culture de l'élite, qui se nourrit aujourd'hui de diversités
littéraires ou artistiques dans un contexte mondialisé : cela est fort bien et
l'un des acquis essentiels de ce que l'on appelle la « post-modernité ». Mais
ces transformations n'affectent nullement la place de la Grèce au centre de
l'Europe, car il s'agit d'un des foyers les plus vivants et les plus brillants
de la culture européenne : des individualités remarquables dans tous les
domaines, et pas seulement en poésie, une école de peinture originale de Théophilos à Tsaroukis en passant
par Engonopoulos, des philosophes comme Kastoriadis. Regardez qui est traduit en Grèce : Vernant,
Foucault et Derrida ; regardez où sont formées les élites : dans le milieu
historien, l'EHESS a joué un grand rôle et vous
trouvez en Grèce une génération de remarquables historiens participant au
renouvellement de la discipline.
Alors tous des menteurs et des voleurs qu'il faut défendre parce que dans le
temps ils ont inventé le mot de démocratie ? Il y aurait bien d'autres choses à
mettre dans la balance : la philosophie (à l'occidentale), l'histoire, le
théâtre... Il y a aujourd'hui dans ce pays des hommes et des femmes parmi les
plus cultivés et les plus policés que je connaisse ; je ne supporte pas que des
« barbares » les mettent au banc de l'Europe. Quant aux fraudeurs minables,
dans quel pays n'en trouve-t-on pas, qui ont dilapidé des dizaines de milliards
à date récentes ? Il ne s'agit pas de savoir si la Grèce est plus ou moins
européenne, puisque les fondements même de l'Europe ne s'entendent pas sans
l'hellénisme ; rappelons qu'Europe est une princesse phénicienne enlevée par
des Crétois et engendrant un des premiers conflits entre l'Occident et
l'Orient. Europe a donc aussi des racines orientales, un mythe bien utile dans ces
temps d'hybridation des populations. L’Europe n'a pas pour ciment des banques
et des banquiers, elle a pour ciment une culture, et la culture hellénique est
un des éléments qui nous unit ; hélas, il y a en a bien peu !
Vive la
Grèce, et ne laissons pas des technocrates mettre à genoux des amis et des
frères, encore moins les humilier et nous humilier.